Je viens de rejoindre l’équipe d’Epoké. Quel plaisir, quelle fierté !
Et je peux, dans le même temps, sentir cette inquiétude que je connais bien, ce doute en moi : vais-je trouver ma place, la bonne place, celle qui va me permettre de respecter ma singularité et mes envies sans trop avoir le sentiment de m’inscrire dans ce que j’imagine être les attentes de l’autre, de l’équipe déjà existante, et de ses règles implicites ?
Si je partage ici cette expérience très personnelle, c’est que la question de la place m’a toujours animé. C’est en effet une de mes marottes ; j’ai beaucoup accompagné de personnes en situation de handicap, très fortement concernées par l’enjeu de la place dans la société.
Je profite donc aujourd’hui de l’occasion qui m’est donnée pour parler de handicap et de place. Pour commencer, j’observe qu’en situation de handicap ou non, nous sommes régulièrement amenés, et de plus en plus souvent, à changer de rôle, de fonction, d’environnement et de collectif de travail. Comment apparaissons-nous alors, comment nous montrons-nous, comment interagissons-nous et nous inscrivons-nous dans ces nouvelles relations professionnelles ?
La tension entre liberté individuelle et appartenance sociale, nous la connaissons toutes et tous. Je trouve que sur cette question l’approche gestaltiste apporte un point de vue particulier, en développant tout d’abord l’idée que nous existons à l’endroit où nous rencontrons notre environnement : nous nous définissons dans le contact avec ce qui nous entoure, soit une autre personne ou un collectif, ou encore un paysage.
Nous allons vivre cette expérience de contact d’une certaine manière, qui nous est propre, nous allons la co-créer, une « forme » va se dessiner.
Nous pouvons percevoir ici que le fait de nous inscrire dans un environnement, dans un collectif, et le fait de pouvoir accéder à notre potentiel créatif, notre liberté, sont intimement liés. Là où nous pourrions avoir peur de nous perdre, ou de ne pas être accueilli, l’occasion nous est donnée de nous découvrir un peu plus, et de nous inventer ! C’est un peu ce que je fais ici en utilisant mon appréhension pour rédiger un éditorial...
Mais revenons plus spécifiquement sur le sujet du handicap.
Pour certain(e)s, le rapport au collectif va faire émerger le risque du rejet plutôt que celui de la perte de liberté, de l’aliénation (même si les deux dimensions se rejoignent).
C’est souvent le cas quand le risque d’exclusion est avéré, comme avec la notion de handicap.
La tension se joue alors entre ces deux questions, « Comment ma singularité est-elle accueillie? » et d’autre part « Comment j’investis ma singularité, comment je la défends » ?
L’approche gestaltiste apporte là aussi une posture que je trouve intéressante :
• Elle se méfie de toute forme de diagnostic ou de norme, et tend vers une suspension du jugement (l’Epoké ). Il va s’agir d’accueillir ce qui est, de l’éprouver, de le décrire comme quelque chose d’unique. Rien n’est « normal » ou « anormal ». Ainsi il n’y a pas de manière « normale » de se déplacer, de s’habiller, de parler, de penser, d’exister. Il n’y a que des manières singulières, au sein d’un environnement plus ou moins contraignant. Cela encourage l’expression et l’accueil de l’originalité de chacun(e).
• Elle va également s’attacher à mettre de la conscience sur ce qui nourrit et produit nos jugements sur les choses, sur les personnes, sur les situations. Elle va questionner ces jugements et ainsi favoriser un processus de déconstruction des préjugés. … Et quand il est question de handicap, les préjugés sont nombreux et souvent négatifs, parfois portés par les personnes concernées elles-mêmes vis à vis d’elles-mêmes !
• Elle va enfin soutenir une « saine agressivité », qui va permettre d’exprimer de manière plus ajustée et affirmée, la singularité en lien avec le handicap, et les besoins de compensation ou d’adaptation s’ils existent.
Il va sans dire qu’un travail essentiel est à faire pour que l’environnement social et matériel devienne bien davantage accessible aux personnes concernées (1) . Il ne s’agit pas de se résigner à accepter un monde qui exclut. C’est une forme d’engagement, primordiale.
Mais il est aussi possible de s’investir à un autre endroit, celui du soutien de la capacité des personnes en situation de handicap à exister de manière plus libre, pleine, et satisfaisante dans un environnement qui continue à ne pas être très accueillant ni attentif. Il va être question d’accompagner la possibilité d’imaginer, de construire et d’investir une place plus juste et entière (2) .
Je pense notamment à certaines personnes qui ont été en arrêt pendant un temps plus ou moins long, suite au traitement d’une maladie comme le cancer, ou à une situation de burn-out par exemple (ces situations peuvent donner lieu à une reconnaissance de handicap), et pour lesquelles le retour dans l’entreprise, dans un collectif de travail, dans une fonction, peut soulever beaucoup d’appréhension et de questions : « mes collègues sont-ils au courant, que dois-je raconter ? », « suis-je toujours compétent? », « ai-je toujours envie d’être là, et de la même manière ? », « que pense-t-on de moi ? »...
Nous pouvons alors aider ceux qui en éprouvent le besoin à mieux accepter la situation de handicap quand elle évolue ou advient, à davantage parler de cette situation et des besoins qui peuvent en découler, à oser exister avec cette singularité, c’est à dire sans la cacher, et sans non plus en faire l’essence même de leur identité.
Ce faisant, gardons-nous de tomber dans une « empathie égocentrée », comme en parle le philosophe Bertrand Quentin (« Les invalidés », 2019, éditions Erès), ne présumons pas des besoins d’une personne en situation de handicap, mais soutenons plutôt sa capacité à dire ce qui serait bon et ajusté pour elle. Victor Turner, anthropologue américain, a proposé en 1990 le concept de liminalité, qu’il tire du nom latin limen, signifiant le seuil. La liminalité recouvre toutes les situations dans lesquelles les personnes ne sont ni ici ni là, mais dans une sorte d’entre deux, métaphoriquement sur le seuil de la maison, ni dehors mais pas encore dedans.
Cette notion de liminalité décrit bien ce qui peut être vécu en terme de place dans le monde, dans la société, dans les collectifs de travail, par certaines personnes concernées par une situation de handicap.
1 Lire sur le sujet « le handicap en entreprise : contrainte ou opportunité ? ; vers un management équitable de la singularité » de Guy Tisserant
2 Pour aller plus loin, vous pouvez écouter les 4 épisodes « Philosophie du handicap » de l’émission « Les chemins de la philosophie », sur France Culture, réalisés le 14 février dernier.
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